Et voilà comment tout a commencé
 

Pourquoi ai-je choisi cette série ? Je ne saurais le dire avec clarté. Toujours est-il qu’après le BEPC, j’avais opté pour les études de comptabilité et gestion. Pendant les cinq années que ces études ont duré, les professeurs n’ont cessé de nous répéter que si les choses vont si mal chez nous, si les entreprises tombent en faillite, c’est en grande partie faute de bonne gestion. Cette vérité nous avait si souvent été répétée que mes camarades et moi étions tous décidés à redresser la situation là où nous serions appelés à travailler.
Le premier poste où je suis nommée est un service de l’Eglise au niveau national. Je me donne comme objectif d’assainir les finances de ce service.

J’apprends alors, à mes dépens, que ce genre de chose ne va pas sans quelques ennuis. Je suis rapidement " vidée " de ce poste. Je me retrouve alors responsable d’un petit établissement scolaire situé en bordure de la forêt du centre. Là encore, je me donne comme objectif de rendre viable ce petit établissement au double point de vue matériel et pédagogique. Au moment où ces objectifs sont en train d’être atteints, (situation financière assez bonne, Réussite de 100 % aux examens officiels -BEPC, ), je suis changée. Réduite pratiquement " au chômage " je me demande ce que je pourrais faire pour m’occuper et me rendre utile.
L’occasion -ou le signe?- me sera donnée bientôt.


Un jour, j’attends à un feu rouge pour traverser la rue. Soudain, je sens une petite main moite qui se glisse dans la mienne. Par réflexe, je retire la main, impatiente. Lorsque je tourne les yeux vers l’origine de ce contact poisseux, ce que je vois est un de ces spectacles que l’on n’oublie plus quand on l’a vu une fois.
A côté de moi se tient une petite fille. La dizaine à peine. Ses vêtements, si l’on peut encore parler de vêtement, sont en loques. Elle est nu pieds. Lorsqu’elle lève les yeux vers moi, je découvre un petit visage aux traits parfaits malgré la malpropreté. Des traces noires sur ses joues indiquent qu’elle vient de pleurer. Dans ce regard d’enfant que se disputent la peur et la résignation, l’envie de s’enfuir et le désir de reprendre ma main, on peut percevoir comme une expression de repentir : ’Excusez-moi je n’ai pas voulu vous faire de la peine. ’
Le feu passe au rouge. Je la prends par la main et nous traversons la rue. Une fois de l’autre côté, elle m’apprend qu’elle s’appelle ...Nina, Marina, Théodorina...

A la question " Où sont tes parents? ", elle se met à pleurer à chaudes larmes. Son petit corps amaigri est tellement secoué par les sanglots que je suis remuée jusqu’au fond de l’âme. Je la console comme je peux. Finalement, lorsqu’elle se calme, elle me raconte que son père et sa mère sont morts, à l’hôpital, tous les deux. Elle est leur fille unique. Sa tante l’a chassée de la maison parce qu’elle dit que ses cousins et cousines risquent d’attraper la maladie dont ses parents sont morts. Elle s’exprimait assez bien en français.
Je conduis Nina chez une amie. Dans le taxi, elle serre ma main dans la sienne. Lorsque nous descendons du taxi pour faire les 200 mètres qui séparent la rue de la maison de mon amie, Nina serre ma main encore plus fort, s’y cramponne presque, y mettant toute sa petite force. Je la regarde. Son visage est de nouveau couvert de larmes. Elle répète : " Ne me laisse pas, ne me laisse pas, maman, ne me laisse pas ". A ces mots je ne puis retenir mes larmes. Mon amie a recueilli Nina.


Dans la journée même, je m’informe. Un médecin me met en relation avec la cellule du SIDA. Là, Nina est connue, " fichée ". Ses parents sont effectivement morts tous deux de la terrible maladie. Mais Nina est parfaitement indemne : elle est née avant la contamination de ses parents.
Ce que j’apprends dans cette petite unité de l’administration camerounaise ? beaucoup de jeunes sont, comme Nina, orphelins de parents morts de SIDA. Ils sont de deux catégories.

Il y a ceux qui, comme Nina, sont nés avant la contamination de leurs parents : ils ne sont ni sidéens, ni séropositifs. Il y a ceux dont les parents sont contaminés avant leur naissance : ils sont séropositifs dès le sein de leur mère. Généralement, leurs parents meurent quand ils sont encore très jeunes et leur espérance de vie est très courte. Si le deuxième groupe nécessite un suivi particulier, le premier, au contraire, ne demande qu’à être encadré pour grandir et se développer normalement.


Le responsable de la cellule a terminé par ces mots: " Ma Soeur, comme vous le voyez, c’est un secteur totalement abandonné; il n’intéresse aucun ONG.pour le moment. Il y faut beaucoup d’abnégation. Notre seul espoir est dans les Eglises. Si vous-même pouvez entreprendre quelque chose, sachez que vous pouvez compter sur notre collaboration. "
Depuis ma rencontre avec Nina, une idée était née en moi et elle grandissait presque malgré moi : l’envie, le désir, puis la volonté de m’occuper de ces orphelins, de devenir la mère des sans-maman. Je m’en ouvris à un prêtre. Quand je lui eus raconté mon histoire, il resta silencieux, puis me dit : ’Ma Soeur, retirez-vous quelque part pour réfléchir et prier; ensuite, revenez me voir dans une quinzaine de jours.’ Lorsque je revins voir le prêtre, j’étais convaincue que le Seigneur voulait que je le serve à travers les orphelins du SIDA, à travers des dizaines et peut-être des centaines de Nina. Le prêtre me confirma dans cette idée. Il me restait alors à voir si, au plan pratique, quelque chose pouvait être fait.

.....
Aujourd’hui, un projet a été conçu et bâti. Le projet rencontrera certes beaucoup de difficultés, mais je suis certaine qu’il peut être réalisé et qu'il se réalisera. Il consiste en la création de petits centres où l’on pourra accueillir les orphelins bien portants pour les encadrer. Les orphelins séropositifs, les autres personnes infectées par le VIH/Sida et leurs proches bénéficieront de la prise en charge communautaire. Les éducateurs-conseillers formés par le centre se chargeront de la sensibilisation et de l’éducation des communautés villageoises pour la prévention des MST/ SIDA de sorte qu’elles assurent la prise en charge communautaire de leurs malades et proches. Tel est l’aspect conceptuel du projet. Certes le plus important reste à faire, la dernière étape, celle de la réalisation. Mais j’ai confiance en l’avenir.




J'ai commencé auprès des enfants en brousse, orphelins, déshérités vers 1989. Le groupe est devenu plus important. En 1993 il a fallu prendre une orientation plus structurée . Les Centres de l'Espoir pour Enfants Déshérités et Orphelins du Cameroun sont nés en 1993.
Dix ans aujourd'hui.

M.TH. B. M.

 

Cet interview date de 1995. Le dernier paragraphe [Aujourd'hui... en l'avenir] doit être compris dans son contexte. Les Centres de l'Espoir (nés en 1993) travaillent bel et bien depuis plus de dix ans et ont reçu en juillet 2003 du gouvernement, leur reconnaissance, comme O.N.G., puis, en 2006, la reconnaissance d'utilité publique (n.d.l.r.)
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